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Paris - décembre 2003

 

 

Rencontre avec le réalisateur de Perfect Blue, venu présenter ses deux autres longs métrages, inédits en France, Millenium Actress et Tôkyô Godfathers.

Né en 1963, Kon Satoshi, après des débuts dans le manga, se lance dans l’animation et signe notamment le scénario et les décors de Magnetic Rose, premier sketch de Memories (1995), film de Morimoto Kôji supervisé par Ôtomo qui fut présenté lors de cette 3 e édition des « Nouvelles Images du Japon ». Après l’étourdissant Perfect Blue (1998), il réalise deux autres longs métrages, Millenium Actress (2001) et Tôkyô Godfathers (2003), également projetés lors du festival.

 

 

Millenium Actress prend pour cadre le cinéma japonais classique, et Tôkyô Godfathers serait inspiré du film de John Ford (1895-1973) Le fils du désert (1948, Three Godfathers en VO). Vos influences sont-elles principalement cinématographiques ?

Kon Satoshi : Beaucoup de gens voient dans mon travail des influences liées à tel ou tel film. Ces liens sont interprétés dans la mesure où les gens qui font ces correspondances connaissent les films en question. Je ne pense pas qu’ils aient nécessairement connaissance  des éléments auxquels je suis moi-même confronté au Japon, par exemple dans le domaine des arts. Aussi, un certain nombre de liens ne leur apparaissent pas. Existe ainsi une tendance à voir les choses sur la seule base de quelques films célèbres, de « classiques » connus dans le monde entier. Pour moi, le cinéma n’est jamais qu’une source, éventuelle, d’inspiration. J’aime le cinéma en prises de vue réelles, mais c’est un rapport qui n’a rien à voir avec l’envie ou la tentation.

Votre réalisation pourrait être qualifiée de « cinématographique », au point de vue de la mise en scène et du montage, ce qui est assez rare dans le cinéma d’animation.

KS : Quand on parle de nature « cinématographique », on prend souvent comme référence le cinéma en prises de vue réelles. Mais je crois qu’il faut tenir compte du domaine plus large de l’image, qui comprend cinéma live et cinéma d’animation. Le cinéma live ou en prises de vue réelles est un registre que j’aime et qui m’a beaucoup appris, mais quand je travaille à un film d’animation, je n’en suis pas dépendant. Par exemple, Millenium Actress traite du cinéma en prises de vue réelles, cela fait partie du sujet, sans parler de la part d’hommage au cinéma japonais que contient le film, mais je n’ai pas de tendresse particulière pour cet art. Je pourrais tout aussi bien faire un film prenant pour cadre le monde de la littérature ou de la peinture.

La représentation de la ville de Tôkyô dans Tôkyô Godfathers montre un univers restreint, où les quelques mêmes personnages se croisent à plusieurs reprises.

KS : En habitant dans une ville même vaste, on ne connaît jamais qu’une poignée de gens. Quelle que soit l’ampleur du monde que l’on cherche à décrire, ce qu’on en connaît et les personnes qu’on y rencontre sont uniquement ceux et celles qui nous conviennent. Les relations humaines peuvent sembler relever du hasard, mais en réalité on ne rencontre que les personnes qu’on a envie de rencontrer. En ce sens-là effectivement, le Tôkyô du film est un univers étroit. Cela fait partie de la vision du monde qui se trouve derrière le film.

Outre les trois protagonistes sans-abri de Tôkyô Godfathers, on entraperçoit dans le film des personnages censés représenter une certaine normalité et pourtant montrés sous un jour peu avantageux (des adolescents frappant un sans-abri, un salaryman ivre s’énervant dans une supérette…). Peut-on y voir un portrait en creux de la population tokyoïte ?

KS : Effectivement, le choix d’un certain nombre de fragments, autour de personnages qui apparaissent très brièvement, peut apparaître comme chargé d’une symbolique de représentation, alors même que je ne traite pas de ce sujet-là. Ce qui m’importait était que des spectateurs sensibles à cet élément, en se basant sur ces fragments, puissent laisser libre cours à leur imagination. Et aussi que ceux que ça n’intéresse pas ne puissent voir ces personnages que comme des éléments de décor. Toutes les lectures sont possibles. Je voulais être dans une perspective qui soit celle de l’imagination. Par exemple, à supposer que tel préposé à la caisse dans une supérette ait une attitude incorrecte vis-à-vis des clients, je voulais laisser imaginer quelle est sa vie, quand il rentre chez lui, etc. Ce travail d’imagination, au-delà de ces simples fragments, était tout à fait passionnant. Apparaît dans ce film quelque chose en lien avec mon point de vue sur la vie de tous les jours.

Les personnages principaux de vos deux premiers films sont deux femmes, Mima dans Perfect Blue et Chiyoko dans Millenium Actress. Dans un entretien que vous aviez accordé en 2001 lors de votre venue à la 2 e édition des « Nouvelles Images du Japon » et qui figure dans l’édition française du DVD de Perfect Blue, vous compariez ces deux héroïnes en qualifiant Chiyoko de plus positive, en ajoutant que son histoire avait aussi été traitée de façon plus ludique. Pourtant, si Mima, après certes de terribles épreuves, se « libère » de ses angoisses et de la tutelle des autres, Chiyoko, elle, peut paraître prisonnière de son rêve, ce qui n’est pas nécessairement ni positif ni ludique.

KS : Chiyoko est pour moi un personnage particulièrement heureux, mais chacun est libre de sa vision. Je ne crois pas cependant que le fait de faire face à la réalité soit l’unique bonne manière d’avancer dans la vie, pas plus que de ne vivre qu’à travers la fiction ou le rêve. Tout comme la ville de Tôkyô est vaste et que pourtant l’on n’y rencontre qu’une poignée de gens, ce que l’on vit est ce qui se trouve à notre portée. Quant à savoir ce que l’on y prend, je crois que ce n’est ni quelque chose de spécialement coupé du réel, ni au contraire de complètement coupé de la fiction ou de l’illusion. A l’intérieur de ce qui existe dans la réalité, chacun, à sa manière, en tant que choix de vie, conscient ou pas, et en tant que porteur de sa propre part d’illusion, effectue des choix. Nous ne sommes ni dans l’un ni dans l’autre de façon absolue et exclusive, et c’est, pour moi, ce qui est important.

N’y-a-t-il pas malgré tout un certain extrémisme chez Chiyoko, qui vit sa poursuite d’un amour chimérique durant presque toute son existence ?

KS : On peut voir ce caractère jusqu’auboutiste, exacerbé, peut-être exagéré, comme une façon de rendre les choses plus faciles à saisir. Il y a des raisons à cela : du fait du temps limité du film, on se trouve confronté à la simplification ou la déformation des choses pour les rendre plus aisées à suivre dans la limite du temps imparti, de la même façon qu’en animation, les visages, dans leur design, sont simplifiés et déformés par rapport à la réalité du visage humain. On est donc contraints d’effectuer certaines simplifications, déformations ou raccourcis.

Vous semblez faire preuve de davantage de tendresse pour vos personnages au fil de vos films, ce qui va peut-être de pair, dans Tôkyô Godfathers, avec le registre de la comédie.

KS : Les personnages sont effectivement traités avec moins de distance si on les compare entre eux, de Mima dans Perfect Blue aux protagonistes de Tôkyô Godfathers : j’y porte une plus grande attention. J’ai voulu avec Tôkyô Godfathers faire une comédie avec un sujet relevant d’une réalité concrète très douloureuse. La traiter sur ce ton permettait, d’emblée, d’atteindre une certaine efficacité : cette réalité est si dure que le rire peut être un moyen puissant, concluant, de l’aborder. Je voulais mettre en œuvre conjointement ces deux éléments contradictoires.

La distribution en France de Millenium Actress est très aléatoire (1), et vous n’avez aucun contrôle sur cette étape importante qu’est la distribution de vos films.

KS : Ce n’est pas parce qu’on est l’auteur d’un travail qu’on est partie prenante de tout ce qui s’y rapporte, ni qu’on en a les droits. Les DVD français et américains de Perfect Blue ne me sont jamais parvenus. Ne m’ont été transmises que des demandes de coopération… Mais pour Tôkyô Godfathers, nous avons de meilleures relations avec Sony Columbia Tristar, qui est un partenaire beaucoup plus attentif (2). La distribution dans ses rapports avec les créateurs de l’oeuvre relève surtout des bonnes intentions du distributeur, et non d’une obligation légale qu’il aurait vis-à-vis des auteurs.

Merci...

(1) Les droits de Millenium Actress ont été acquis par Dreamworks SKG, qui s'aprête à sortir le film en DVD le 5 avril 2005.
(2) Il n'empêche que depuis l'interview le film est sorti ...en DVD !

 

Entretien réalisé par Nathalie B. et Alexis Hunot lors du festival "Nouvelles Images du Japon".
Traduction de Ilan Nguyen.
Retranscription : Nathalie B.
Remerciements à Olivier Fallaix.

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